L'OBJET EN POESIE AU XXème
: Apollinaire, "La colombe
poignardée et le jet d'eau"
Compétence : savoir lire un calligramme
Problématique : glissement du poème évoquant
un objet au poème-objet.
Mais s'agit-il d'une poésie purement décorative
? Qu'apporte de plus le graphisme ? Tourne-t-on le dos à
la poésie traditionnelle ?
Introduction
Il s'agit d'un calligramme d'Apollinaire
écrit sur le front pendant la 1ère Guerre Mondiale.
Le sous-titre du recueil Calligrammes est d'ailleurs "
Poèmes de la paix et de la guerre ". Ami des peintres
cubistes (Picasso, Braque), Apollinaire essaie de créer
une écriture nouvelle en jouant avec l'espace de la page.
Ier axe : Les relations entre
le titre et le poème
Ce calligramme comporte en réalité
deux dessins qui reprennent les éléments du titre
:
- 1er dessin en haut : "
colombe poignardée " : celle-ci a les ailes déployées
- 2ème dessin : "
le jet d'eau " avec à sa base un bassin
Mais il est tout à
fait possible de réécrire le texte comme un poème
traditionnel. La seconde stophe ne comporte que des octosyllabes
et les rimes sont classiques (donc la lecture ne pose pas de
problème particulier à l'oral)
Douces
figures poignardées chères lèvres fleuries
Mya Mareye
Yette et Lorie
Annie et toi Marie
Où êtes-vous ô jeunes filles
Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie
Cette colombe s'extasie
Tous les
souvenirs de naguère
O mes amis partis en guerre
Jaillissent vers le firmament
Et vos regards en l'eau dormant
Meurent mélancoliquement
Où sont-ils Braque et Max Jacob
Derain aux yeux gris comme l'aube
Où sont Raynal Billy Dalize
Dont les noms se mélancolisent
Comme des pas dans une église
Où est Cremnitz qui s'engagea
Peut-être sont-ils morts déjà
De souvenirs mon âme est pleine
Le jet d'eau pleure sur ma peine.
Ceux qui sont partis à la guerre
au
Nord se battent maintenant
Le soir tombe Ô sanglante mer
Jardins où saignent abondamment
le laurier rose fleur guerrière.
Le premier dessin évoque
les amours perdues et le second les amis dispersés
IIème axe : la composition
de la page
Le poème est composé
de façon symétrique selon un axe central qui va
du C
(pouvant figurer le pommeau
du poignard tuant la colombe) au
? (au milieu du jet d'eau)
et au O à la base du jet d'eau.
On distingue deux parties :
- la colombe : oiseau emblématique de la paix
et de l'amour, celui-ci est poignardé. D'ailleurs le vers
1 est brisé au milieu par la disposition de " poignardées
" et le C majuscule. La guerre a détruit les relations
affectueuses qu'entretenait le poète : " Douces figures
poignardées ". Mais qu'apporte de plus le dessin
? En fait, celui-ci peut être interprété
de plusieurs façons : cette strophe suggère la
colombe jaillissant au-dessus du jet d'eau, mais aussi l'oiseau
terrassé au sol.
- le jet d'eau :Le lien avec le premier dessin se fait
par l'allusion au " jet d'eau " : " Mais près
d'un jet d'eau qui pleure et qui prie "
Le dessin du jet d'eau suggère à la fois un mouvement
vertical, acendant (" jaillissent vers le firmament "
) mais aussi une chute (" Le soir tombe " dit le texte
à la fin). Juxtaposition des contraires.
Mais ce jet d'eau peut être interprété aussi
comme des pleurs : " Le jet d'eau pleure sur ma peine "
Quant à la base du dessin, de forme ovale, elle suggère
bien sûr le bassin du jet d'eau, mais aussi une bouche
(au début, le poème évoquait les "
Chères lèvres ") ou un il ouvert avec
sa pupille (O) au centre et versant des larmes.
Donc, le graphisme n'a pas qu'une fonction décorative
: il apporte un supplément de sens. Ici, le dessin
est polysémique.
Rappelons que le calligramme
n'est pas une invention d'Apollinaire. Il s'inscrit en fait dans
la tradition de la poésie figurative. Sans remonter jusqu'à
l'Antiquité, on peut déjà trouver chez Rabelais,
à la Renaissance, un bel exemple de calligramme
avec la Dive Bouteille au Cinquième
Livre.
IIIème axe : un poème
élégiaque traditionnel
Malgré sa mise en page
surprenante, ce poème s'inscrit, par sa thématique,
dans la tradition de la poésie élégiaque
traditionnelle.
(Définition : une élégie est
un poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des
sentiments mélancoliques)
- La colombe (1er dessin) : thème des amours perdues, de
la mélancolie qui est un thème récurrent
dans la poésie élégiaque. Importance des
prénoms féminins : " Mia, Mareye, Yette, Lorie,
Annie (il s'agit d'Annie Playden dont Apollinaire fut amoureux),
Marie (Marie Laurencin, artiste-peintre et autre grand amour
du poète). Ces prénoms sont tous en majuscules
: ils sont très importants pour lui !. Importance des
échos sonores : toutes ces figures féminines sont
reliées par l'allitération en [m] et l'assonance
en [i].
Jeu d'intertextualité : " Où êtes-vous
ô jeunes filles " : Apollinaire s'exprime comme le
poète médiéval François Villon dans
la " Ballade des dames du temps jadis " (" Mais
où sont les neiges d'antan ? ")
Les jeux phoniques sur les prénoms (allitération
et assonance) sont également importants dans la poésie
élégiaque où la musique du texte joue un
rôle majeur.
- Le jet d'eau (2ème
dessin) : Thème
des amis dispersés. On passe des figures féminines
aux figures masculines : Apollinaire évoque des noms d'amis
(et non plus des prénoms simplement) : des peintres (Braque,
Derain), des poètes (Max Jacob) et d'autres moins connus
aujourd'hui par le grand public. Ceux-ci sont " partis en
guerre ". Là aussi, importance de la nostalgie, thème
élégiaque par excellence. Jeu d'intertextualité
là aussi avec la " Complainte " du poète
médiéval Rutebeuf : " Que sont mes amis devenus
" (" O mes amis [
] où sont-ils ? ")
Les vers du jet d'eau peuvent se lire comme des octosyllabes
traditionnels : " Tous les souvenirs de naguère/O
mes amis partis en guerre "
Importance de l'anaphore " Où sont-ils ", "
Où sont ", " Où est " et du ? placé
au centre du jet d'eau : mélancolie
La base du jet d'eau contient un texte qui peut se lire aussi
comme des octosyllabes : " Ceux qui sont partis à
la guerre " / " au nord se battent maintenant "
" Au Nord " : allusion aux combats de la Somme, mais
connotation aussi de froid.
" Le soir tombe O sanglante mer " : le " O "
est caractéristique de la poésie élégiaque
; mais il est possible d'entendre aussi " le soir tombeau
" : le poème devient alors un poème-tombeau,
une épitaphe : le poète célèbre les
noms de ses amies et ses amis dispersés par la guerre.
Le dernier vers juxtapose des mots connotant la vie (" jardins,
laurier, fleur ") et d'autres connotant la mort ("
saigne, guerrière ") : cette évocation d'un
jardin associée à une image de sang rappelle peut-être
le Jardin des Oliviers où le Christ fut arrêté
avant d'être crucifié. Ce vers final suggère
alors la souffrance du poète.
Conclusion
Ce calligramme devient donc un
poème-objet : importance de son aspect visuel. Mais
le rythme et les jeux phoniques restent majeurs. Apollinaire parvient
à concilier modernité de son écriture et
tradition d'un thème élégiaque.
Objet
en poésie XXème
Accueil