On s'assemble pour exécuter ma pièce. J'explique
à chacun le genre du mouvement, le goût de l'exécution,
les renvois des parties ; j'étais fort affairé.
On s'accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi
cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt,
je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral
les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait silence.
Je me mets gravement à battre la mesure ; on commence
Non, depuis qu'il existe des opéras français, de
la vie on n'ouït un semblable charivari. Quoi qu'on eût
pu penser de mon prétendu talent, l'effet fut pire que
tout ce qu'on semblait attendre. Les musiciens étouffaient
de rire ; les auditeurs ouvraient de grands yeux, et auraient
bien voulu fermer les oreilles ; mais il n'y avait pas moyen.
Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s'égayer,
raclaient à percer le tympan d'un quinze-vingt. J'eus la
constance d'aller toujours mon train, suant, il est vrai, à
grosses gouttes, mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et
tout planter là. Pour ma consolation, j'entendais autour
de moi les assistants se dire à leur oreille, ou plutôt
à la mienne, l'un : Quelle musique enragée ! un
autre : Quel diable de sabbat ! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel
moment tu n'espérais guère qu'un jour devant le
roi de France et toute sa cour tes sons exciteraient des murmures
de surprise et d'applaudissement, et que, dans toutes les loges
autour de toi, les plus aimables femmes se diraient à demi-voix
: Quels sons charmants ! Quelle musique enchanteresse ! Tous ces
chants-là vont au cur !
Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A
peine en eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir
de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait
sur mon joli goût de chant ; on m'assurait que ce menuet
ferait parler de moi, et que je méritais d'être chanté
partout. Je n'ai pas besoin de dépeindre mon angoisse ni
d'avouer que je la méritais bien.
Les Confessions, Livre IV
Intoduction
Au livre précédent (livre III), Rousseau a rencontré un jeune aventurier musicien, Venture. Celui-ci linfluence et le jeune Rousseau, attiré par la musique, essaie de composer. Son goût pour la mystification le pousse aussi à prendre une fausse identité (= Vaussore de Villeneuve) et il se prétend musicien de Paris. Nous le retrouvons ici à Lausanne où il exécute une pièce de sa composition, lors dun concert privé.
Ier axe de lecture : Un récit vivant
Rousseau nous rapporte la scène
de manière très vivante :
- Rapidité :
on distingue deux parties disproportionnées
dans cette scène : 1) les préparatifs du concert,
esquissés en quelques lignes (début : " on
commence ") 2) évocation de la catastrophe, soit
le reste du texte (" Non, depuis quil existe... ")
: disproportion qui suggère lampleur de léchec.
Des procédés renforcent cette impression
de rapidité :
phrases juxtaposées : elles sont nombreuses dans lévocation
des préparatifs (" jétais fort affairé.
On fait silence. Je me mets gravement à battre la mesure ;
on commence ") : suggère la rapidité de
laction.
nombreuses occurrences de " on " : " On sassemble
[...] On saccorde [...] on commence " : Rousseau
va à lessentiel. Les musiciens sont désignés
de façon anonyme.
Vivacité et naturel : présents de narration :
" On sassemble [...] Jexplique
[...] On saccorde [...] je frappe "
: La scène semble se dérouler sous nos yeux.
discours direct : " lun : il ny a rien là de supportable ; un autre : Quelle musique enragée ! Un autre : Quel diable de sabbat ! " ; " Quels sons charmants " : le texte mime le naturel de la conversation.
Le discours indirect (" On massurait que ce menuet ferait parler de moi ") et le discours narrativisé (" Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant ") : même ici, les paroles semblent restituées sans déformation.
IIème axe de lecture : Le récit comique dune expérience malheureuse
- Décalage entre lapparence de la maîtrise (du chef dorchestre) et la réalité de son incompétence :
* Au début, " je " = rôle actif : Rousseau musicien
semble disposer du savoir (" Jexplique
à chacun "), du pouvoir (" je
frappe [...] les cinq ou six coups "). Sentiment
dorgueil : " ma pièce ",
" mon pupitre magistral "
Rousseau a une attitude solennelle au commencement :
" Je me mets gravement à battre la mesure "
: le jeune musicien se prend très au sérieux.
* Puis évocation de la catastrophe : Champ lexical du rire, de la moquerie : " Les musiciens étouffaient de rire (hyperbole), " qui voulaient ségayer ", " Jentendis partir de toutes parts les éclats de rire "
Exagérations comiques : la composition musicale semble dépasser en laideur tout ce quon peut imaginer : " de la vie on nouït un semblable charivari " (= tapage) ; " râclaient à percer le tympan dun quinze-vingt " (= dun aveugle)
Adjectifs exclamatifs : " Quelle musique enragée ! ", " Quel diable de sabbat !"
Antithèses : " Les auditeurs ouvraient de grands yeux, et auraient bien voulu fermer les oreilles "
- Le comique se transforme en ironie :
Le public utilise des
antiphrases
pour blâmer
Rousseau : " joli goût de chant ",
" je méritais dêtre chanté
partout "
IIIème axe de lecture : De la persécution à la revanche sociale
- Le narrateur signale les effets psychologiques de cette épreuve : la honte paralysante (" nosant menfuir et tout planter là ") - langoisse (" je nai pas besoin de peindre mon angoisse ")
- Enfermement dans un cercle maléfique : " jentendais autour de moi les assistants se dire ", " chacun ", " tout le monde ", " de toutes parts " : thème de la persécution, si important chez Rousseau. Ce thème est dailleurs repris de façon explicite dans " Mes bourreaux de symphonistes "
- Cruauté des musiciens : " râclaient à percer le tympan " : les musiciens exagèrent volontairement la laideur du morceau en linterprétant mal.
- Rousseau victime :
lécrivain adulte se voit à distance et évoque
ce douloureux moment : " Pauvre Jean-Jacques,
dans ce cruel moment " : il parle de lui à
la 3ème personne.
Cependant, paradoxalement, Rousseau se singularise
par son échec. Il se montre différent des autres,
supérieur :
- Il produit un " charivari " inégalé " depuis quil existe des opéras français "
- Il met à rude épreuve la patience de ses auditeurs : le " Prenez-garde à vous ", normalement adressé aux musiciens, peut sinterpréter comme une mise en garde adressée au public.
- Allusion au triomphe musical quil connaitra plus tard (en 1752) à Paris, avec son opéra Le Devin du village (il en parle au livre VIII des Confessions) ® doù évocation anticipée des éloges quil recevra : " sons charmants, musique enchanteresse, tous ces chants-là vont au coeur " (# " charivari ", " musique enragée ")
- Ce qui consacrera son triomphe et constituera pour lui une revanche, cest le fait quil sera reconnu par le " Roi de France et toute sa cour "
Conclusion
Rousseau évoque donc ici
un échec retentissant en tant que musicien. Mais, paradoxalement,
il se décrit à la fois comme victime et comme celui
qui attire tous les regards. Il se singularise en réussissant
magistralement son échec (ou en orchestrant son échec).
En opposant laccueil bienveillant de la Cour du Roi de France
et laccueil du public de Lausanne, il discrédite
du même coup ce dernier.