Autant le moment où l'effroi
me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste, autant
celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore
enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources
; laisser un apprentissage à moitié fait, sans savoir
mon métier assez pour en vivre ; me livrer aux horreurs
de la misère sans voir aucun moyen d'en sortir ; dans l'âge
de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les
tentations du vice et du désespoir ; chercher au loin les
maux, les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort,
sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu
souffrir : c'était là ce que j'allais faire ; c'était
la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que
je me peignais était différente ! L'indépendance
que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui
m'affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais
pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n'avais qu'à
m'élancer pour m'élever et voler dans les airs.
J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du
monde ; mon mérite allait le remplir ; à chaque
pas j'allais trouver des festins, des trésors, des aventures,
des amis prêts à me servir, des maîtresses
empressées à me plaire : en me montrant j'allais
occuper de moi l'univers, non pas pourtant l'univers tout entier,
je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant.
Une société charmante me suffisait sans m'embarrasser
du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphère
étroite, mais délicieusement choisie, où
j'étais assuré de régner. Un seul château
bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant
de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins,
j'étais content ; il ne m'en fallait pas davantage.
En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours
autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance,
qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auraient
fait des urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient
trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait
pas s'appeler faire l'aumône ; ils n'y mettaient pas assez
l'air de la supériorité.
Les Confessions, Livre II
A la fin
du livre I, Rousseau évoque l'épisode des portes
fermées: trois fois, le jeune Rousseau trouve les portes
de la ville fermées, à la fin de la journée,
et y voit un signe du destin: il décide alors de fuir Genève
et de ne pas retourner chez son maître. Le début
du livre II évoque donc le départ du jeune homme
sur les routes: il a 16 ans. Deux moments successifs apparaissent
dans cet extrait: vision réaliste d'abord ; puis triomphe
de l'imaginaire.
Une vision réaliste et pessimiste
les treize premières lignes
évoquent d'abord une vision réaliste, pessimiste
de ce départ. Elles développent l'idée énoncée
au début de la 1ère phrase: " le projet de
fuir m'avait paru triste". Plusieurs moyens stylistiques
y concourent :
- Succession
d'infinitifs: "quitter mon pays"; "laisser
un apprentissage"; "me livrer aux horreurs de
la misère"; " m'exposer"; "chercher
au loin" : infinitifs énumérés de manière
fastidieuse, ennuyeuse. Effet de sens: la réalité
est appréhendée comme dangereuse.
-
Absence du pronom "je" (sinon en position de cod): "m'exposer
à toutes les tentations" : Rousseau subit son destin
-Phrase
très longue: les
différents infinitifs sont juxtaposés par des [;]
: suggère une réalité pénible à
vivre.
- Gradations : "chercher au loin les maux, les
erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort" : dramatisation
de ce qui attend le jeune Rousseau.
- CL de la précarité: "à moitié fait";
"sans savoir mon métier"; "me livrer";
"aucun moyen d'en sortir"; "faiblesse"; "m'exposer"
La supériorité de l'imaginaire
Celle-ci correspond à la 2ème partie de la 1ère phrase: "autant celui où je l'exécutai me parut charmant" = magique. Rousseau nous a dit au livre I que son imagination était "riche" (voir p. 77, 75). Il essaie donc de plier la réalité à son imaginaire et l'embellit.
- Importance de l'exclamative: "Que celle que je me peignais était
différente!" : ton euphorique # pessimisme
du début
- Prolifération du "je" (sous toutes ses formes): "libre
et maître de moi-même", "je
croyais", "je n'avais qu'à", "m'élancer
pour m'élever", "j'entrais avec sécurité",
"mon mérite allait le remplir", "j'allais
trouver des festins" : dynamisme du discours: le "je"
s'approprie l'univers, l'occupe de manière facile.
- CL
de l'optimisme, de la profusion: "festins", "trésors",
"aventures", "amis", "maîtresses"
(importance des pluriels) : Rousseau décrit l'univers des
romans picaresques [le roman picaresque met en scène un
être en marge, le picaro, qui va d'aventures en aventures
à travers la société] et vit d'expédients.
Puis après un mouvement
d'expansion, nous constatons un mouvement de repli
sur soi. Mais le héros rest au centre:
Réduction de l'espace: "l'univers" , " m'inscrivait
dans une sphère étroite" , "un
seul château bornait mon ambition" : l'imaginaire
de Rousseau a besoin d'un espace rassurant: "une société
charmante me suffisait": c'est la société idéale,
qui serait à son image.
- Allusion aux romans de chevalerie: "château,
seigneur, la dame, protecteur" : Rousseau joue tous les rôles
(il le disait déjà au livre I p 75: "que je
devinsse un des personnages que j'imaginais")
A la
fin, retour au réel ("logeant chez des paysans")
: mais ce monde semble obéir à son imaginaire: "Ils
m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient"
Rousseau appréhende la réalité qui l'attend. Mais chez lui, très vite l'imaginaire prend le dessus et essaie de plier le monde réel à ses attentes.