Les Confessions

livre IV: l'idylle aux cerises

le manoir de La Tour-74 Thônes

Après le dîner, nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein ; et de rire. Je me disais en moi-même : " Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon cœur ". La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos cœurs. Enfin ma modestie, d'autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement après qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire : son amie entra, et me parut laide en ce moment.

Les Confessions, Livre IV


Au début du livre IV, Rousseau se souvient d’une journée (fin juin 1730) passée à Thônes, aux environs d’Annecy. Il a rencontré deux jeunes filles qui l’invitent dans leur maison de campagne (au hameau de la Tour). C’est ce moment heureux passé à la campagne qu’évoque ici Rousseau.

Un repas naturel 

- Au début, les plaisirs immédiats de la table sont remis à plus tard : " nous fîmes une économie " ; " Au lieu de prendre le café [...] nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux " ® principe épicurien qui consiste à différer certains plaisirs pour mieux les savourer.
- Improvisation d’un dessert en pleine nature : " nous allâmes dans le verger ", " dessert avec des cerises ", " je montai sur l’arbre ", " bouquets ", " les branches " : importance du CL de la nature. Nous sommes dans un cadre champêtre. Or, chez Rousseau, la nature ne peut que procurer le vrai bonheur (# société des hommes)
- Atmosphère ludique : importance des mouvements [haut / bas ] : " Je montai sur l’arbre ", " je leur en jetais ", " elles me rendaient les noyaux à travers les branches ": heureuse complicité entre Rousseau et les deux jeunes filles.
- CL de la gaieté : " et de rire " (infinitif de narration), " à folâtrer avec la plus grande liberté "
- Brièveté de ce moment heureux : " La journée se passa de cette sorte " : chez Rousseau les moments heureux se caractérisent toujours par leur brièveté. D’ailleurs, à la fin de l’extrait, le duo Rousseau / Mlle Galley est assombri par l’arrivée de l’autre jeune fille : " son amie entra et me parut laide en ce moment "

 

Un mélange de sensualité et de pureté 

- La sensualité est présente dans tout le texte : éléments concrets qui s’offrent à l’appétit (" café, crème, gâteaux ") ; détails visuels et physiques (" le sein ", " mes lèvres ", " baiser [...] la main de Mlle Galley ") ; métaphore des " lèvres-cerises " : " Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur ! " : la dimension érotique est évidente dans cette image.
- Le désir est aussi visible dans les manifestations du trouble : " je respirais avec embarras ", " elle avait les yeux baissés " ; " Ma bouche [...] s’avisa de coller sur sa main " (on a l’impression que la bouche de Rousseau agit indépendamment de sa volonté)
Cependant, il n’y a ici aucune stratégie de séduction, aucun libertinage :
- Pureté des attitudes, innocence : " Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée " : l’anaphore met en relief l’état d’innocence
- Pudeur : " La journée se passa [...] avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence " ; " et cette décence [...] elle venait toute seule " : pudeur naturelle des personnages. Ils vivent selon la nature et n’ont dons pas été corrompus par la société.
- Spontanéité : les gestes des personnages sont spontanés (# stratégie de la conquête amoureuse). Nous sommes dans un univers de jeu : " et de rire ", " folâtrer avec la plus grande liberté ". Même le baiser final sur la main de Mlle Galley est spontané : " la plus grande privauté (= familiarité) qui m’échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley "

 

Une scène retravaillée par l’imagination de l’écrivain adulte 

Cet épisode vécu par l’adolescent Rousseau est recomposé par l’écrivain adulte, retravaillé par son imagination.

- Transfiguration poétique 

L’écriture magnifie ce court moment de bonheur. Ainsi, la scène de la cueillette des cerises fait l’objet d’un travail sur le rythme et les sonorités :
Rythme : parallélisme de certaines expressions : " avançant son tablier // et reculant la tête " ; " se présentait si bien // et je visai si juste "
Sonorités : alternance des [e] ouverts et des [e] fermés : [e ] # [e]
ex : " et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises " (alternance [e ] et [e] )
Par ce travail sur le rythme, les échos phoniques , Rousseau cherche à donner une dimension esthétique à un passé heureux.

- Construction en deux tableaux parallèles 

1er paragraphe : tableau de la cueillette des cerises avec un détail sensuel, mis en évidence par " Une fois, Mlle Galley "

2ème paragraphe : tableau du duo Rousseau / Mlle Galley, avec le détail sensuel du baiser mis en évidence par " une seule fois " (qui fait écho à " Une fois " du 1er paragraphe)
On voit donc bien que ce texte recompose de manière esthétique un instant du passé, en véritable oeuvre d’art. Parallélisme des deux tableaux.

 

Conclusion 

Ce texte nous raconte un moment heureux de l’adolescence de Rousseau. Conciliation de la sensualité et de la pureté. Le contact avec la nature permet cette authenticité des êtres. Ils ne sont pas corrompus par la civilisation des hommes. Mais Rousseau ne nous livre pas simplement un reportage. Cette journée inoubliable est retravaillée par l’écrivain adulte et son écriture la transforme en véritable oeuvre d’art.


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