Après le dîner, nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein ; et de rire. Je me disais en moi-même : " Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon cur ". La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos curs. Enfin ma modestie, d'autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement après qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire : son amie entra, et me parut laide en ce moment.
Les Confessions, Livre IV
Au début du livre IV, Rousseau se souvient dune journée (fin juin 1730) passée à Thônes, aux environs dAnnecy. Il a rencontré deux jeunes filles qui linvitent dans leur maison de campagne (au hameau de la Tour). Cest ce moment heureux passé à la campagne quévoque ici Rousseau.
Un repas naturel
- Au
début, les plaisirs immédiats de la table sont remis
à plus tard : " nous fîmes une économie " ;
" Au lieu de prendre le café [...] nous
le gardâmes pour le goûter avec de la crème
et des gâteaux " ® principe épicurien qui consiste
à différer certains plaisirs pour mieux les savourer.
- Improvisation dun
dessert en pleine nature : " nous allâmes
dans le verger ", " dessert avec des
cerises ", " je montai sur larbre ",
" bouquets ", " les branches "
: importance du CL de la nature. Nous sommes dans un cadre champêtre.
Or, chez Rousseau, la nature ne peut que procurer le vrai bonheur
(# société des hommes)
- Atmosphère ludique
: importance des mouvements [haut / bas ] : " Je
montai sur larbre ", " je leur
en jetais ", " elles me rendaient les
noyaux à travers les branches ": heureuse
complicité entre Rousseau et les deux jeunes filles.
- CL
de la gaieté : " et
de rire " (infinitif de narration), " à
folâtrer avec la plus grande liberté "
- Brièveté
de ce moment heureux :
" La journée se passa de cette sorte "
: chez Rousseau les moments heureux se caractérisent toujours
par leur brièveté. Dailleurs, à la
fin de lextrait, le duo Rousseau / Mlle Galley est assombri
par larrivée de lautre jeune fille : " son
amie entra et me parut laide en ce moment "
Un mélange de sensualité et de pureté
- La sensualité est présente
dans tout le texte : éléments concrets qui
soffrent à lappétit (" café,
crème, gâteaux ") ; détails
visuels et physiques (" le sein ", " mes
lèvres ", " baiser [...] la main de
Mlle Galley ") ; métaphore des " lèvres-cerises " :
" Que mes lèvres ne sont-elles des cerises !
Comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur ! "
: la dimension érotique est évidente dans cette
image.
-
Le désir est aussi visible dans les manifestations
du trouble : " je respirais avec embarras ",
" elle avait les yeux baissés " ;
" Ma bouche [...] savisa de coller sur
sa main " (on a limpression que la bouche de Rousseau
agit indépendamment de sa volonté)
Cependant, il ny a ici aucune stratégie
de séduction, aucun libertinage :
-
Pureté des attitudes, innocence :
" Pas un seul mot équivoque, pas une
seule plaisanterie hasardée " : lanaphore
met en relief létat dinnocence
-
Pudeur : " La
journée se passa [...] avec la plus grande liberté,
et toujours avec la plus grande décence " ;
" et cette décence [...] elle venait
toute seule " : pudeur naturelle des personnages.
Ils vivent selon la nature et nont dons pas été
corrompus par la société.
-
Spontanéité : les gestes des
personnages sont spontanés (# stratégie de la conquête
amoureuse). Nous sommes dans un univers de jeu : " et
de rire ", " folâtrer
avec la plus grande liberté ". Même le
baiser final sur la main de Mlle Galley est spontané :
" la plus grande privauté (= familiarité)
qui méchappa fut de baiser une seule fois
la main de Mlle Galley "
Une scène retravaillée par limagination de lécrivain adulte
Cet épisode vécu par ladolescent Rousseau est recomposé par lécrivain adulte, retravaillé par son imagination.
- Transfiguration poétique
Lécriture magnifie
ce court moment de bonheur. Ainsi, la scène de la cueillette
des cerises fait lobjet dun travail sur le rythme
et les sonorités :
Rythme : parallélisme
de certaines expressions : " avançant son
tablier // et reculant la tête " ; " se
présentait si bien // et je visai si juste "
Sonorités
: alternance
des [e] ouverts et des [e] fermés : [e ] # [e]
ex : " et
pour tenir notre appétit en haleine, nous
allâmes dans le verger achever notre dessert
avec des cerises " (alternance [e ] et [e] )
Par ce travail sur le rythme, les échos
phoniques , Rousseau cherche à donner une dimension
esthétique à un passé heureux.
- Construction en deux tableaux parallèles
1er paragraphe : tableau de la cueillette des cerises avec un détail sensuel, mis en évidence par " Une fois, Mlle Galley "
2ème paragraphe : tableau du duo Rousseau / Mlle Galley,
avec le détail sensuel du baiser mis en évidence
par " une seule fois " (qui fait écho
à " Une fois " du 1er paragraphe)
On voit donc bien que
ce texte recompose de manière esthétique un instant
du passé, en véritable oeuvre dart. Parallélisme
des deux tableaux.
Conclusion
Ce texte nous raconte un moment heureux de ladolescence de Rousseau. Conciliation de la sensualité et de la pureté. Le contact avec la nature permet cette authenticité des êtres. Ils ne sont pas corrompus par la civilisation des hommes. Mais Rousseau ne nous livre pas simplement un reportage. Cette journée inoubliable est retravaillée par lécrivain adulte et son écriture la transforme en véritable oeuvre dart.