Comme Mlle Lambercier avait pour
nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité,
et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition
des enfants quand nous l'avions méritée. Assez longtemps
elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment
tout nouveau pour moi me semblait très effrayante ; mais
après l'exécution, je la trouvai moins terrible
à l'épreuve que l'attente ne l'avait été,
et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna
davantage encore à celle qui me l'avait imposé.
Il fallait même toute la vérité de cette affection
et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher
le retour du même traitement en le méritant ; car
j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même,
un mélange de sensualité qui m'avait laissé
plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef
par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait
sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe,
le même châtiment reçu de son frère
ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur
dont il était, cette substitution n'était guère
à craindre, et si je m'abstenais de mériter la correction,
c'était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier
; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même
de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna
toujours la loi dans mon cur.
Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre,
arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire
de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, ensûreté
de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière,
car Mlle Lambercier, s'étant sans doute aperçue
à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à
son but, déclara qu'elle y renonçait et qu'il la
fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans
sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux
jours après on nous fit coucher dans une autre chambre,
et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé,
d'être traité par elle en grand garçon.
Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à
huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé
de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de
moi pour le reste de ma vie, et cela précisément
dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement
?
Les Confessions, Livre I
Dabord élevé par son père, le jeune Rousseau, orphelin de mère, est ensuite placé en pension, en compagnie dun cousin, chez le pasteur Lambercier et sa soeur à Bossey, un village près de Genève. Ce paradis de lenfance va soudain être gaché par un épisode que lauteur nous raconte au livre I de ses Confessions. Cet extrait constitue le premier aveu difficile de J-J Rousseau.
Un aveu difficile
Ce premier aveu touchant à la sexualité, Rousseau recourt à différents procédés pour lénoncer avec précaution :
- périphrases : la fessée nest jamais nommée comme telle (le mot nest pas prononcé). Rousseau utilise des périphrases (" nous infliger la punition des enfants ", " menace dun châtiment ", " le retour du même traitement ", " mériter la correction ") ® termes de substitution. La seconde fessée est indiquée de manière encore plus allusive (" Cette récidive ", " cette seconde fois ")
- ellipses : les motifs des punitions restent inconnus et la fessée elle-même nest pas mentionnée : on passe dans la même phrase de linstant précédant la punition (" cette menace dun châtiment ") au moment qui la suit (" mais après lexécution ")
- présence discrète du CL du corps : mention de la " main " de Mlle Lambercier (" derechef par la même main ", " par la main dune fille de trente ans "). Quant au mot " sexe " (quelque instinct précoce du sexe "), il désigne les femmes (et non lorgane sexuel !) : contresens à éviter !
- abondance des coordinations (" et...mais...et " ; " mais...et si...car...et même "), des subordinations : syntaxe ralentie : difficulté de laveu, pudeur.
Une sexualité singulière, objet de la fatalité
Rousseau analyse son goût de lhumiliation et en fixe ici lorigine :
- ce que Rousseau explique ici, cest ce que Freud nommera plus tard le masochisme (recherche du plaisir dans lhumiliation) : " javais trouvé dans la douleur [...] un mélange de sensualité "
- Mais ce masochisme est dû à la fatalité. Cest la rencontre de deux faits : lattirance précoce pour les femmes (" il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe ") et la fessée donnée par une femme (" le même châtiment reçu de son frère ne meût point du tout paru plaisant ")
Dailleurs, la seconde fessée est fortuite (" arriva sans quil y eût [...] de ma volonté ") ® J-J Rousseau ne semble pas maîtriser son destin ; il est lobjet dune fatalité : " a décidé de mes goûts [...] de moi pour le reste de ma vie "
- linterrogation rhétorique de la dernière phrase (" Qui croirait [...] naturellement ? ") : Rousseau relie le présent au passé et suggère que notre sexualité se détermine dès lenfance.
Le passage de linnocence enfantine à lâge adulte
- Le séjour du jeune Rousseau à Bossey était décrit avant ce passage comme un paradis terrestre. Dailleurs au début de cet extrait, Mlle Lambercier est présentée comme une mère (" avait pour nous laffection dune mère "). Même lautorité est exercée avec discernement (" quand nous lavions méritée ")
- Linnocence de lenfant : Rousseau insiste sur ses dispositions positives denfant (" toute ma douceur naturelle ", " tel est en moi lempire de la bienveillance ")
- Linnocence troublée par la sexualité : mais Rousseau met laccent sur lexistence de la sexualité enfantine (" un mélange de sensualité ", " quelque instinct précoce du sexe "). Cependant, cet éveil au plaisir se fait en dehors de toute culpabilité (" et jen profitai, je puis dire, en sûreté de conscience ") ; la culpabilité se manifeste quand le désir a été perçu par les adultes (ici Mlle Lambercier)
- Léloignement des êtres : une fois que le désir de lenfant est perçu par ladulte (" Mlle Lambercier, sétant sans doute aperçue "), léquilibre de lenfance heureuse est rompu : celle qui était une " mère " devient " une fille de trente " ; lenfant Rousseau devient " grand garçon "
- Eloignement physique (" on nous fit coucher dans une autre chambre ")
- Des paroles dissimulatrices : le jeune Rousseau découvre aussi que les adultes mentent. Décalage entre ce que dit Mlle Lambercier (" déclara [...] quil la fatiguait trop ") et ce quelle a compris (elle a compris mais se tait)
Conclusion
Premier aveu difficile pour Rousseau, dans la mesure où il est question de sexualité enfantine. Jamais avant lui, un auteur navait abordé un tel sujet dans une autobiographie. Il sagit pour Rousseau de dévoiler publiquement ce qui est honteux. Dans lexploration de la sexualité enfantine, il est un précurseur. Rousseau écrira quelques pages plus loin : " Jai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions "