Le
chapitre III contient un passage important : après la cérémonie
bâclée à la mairie et à l'église,
les invités cherchent à tuer le temps en attendant
l'heure du repas. Tous se rendent à une visite au Louvre
où ils vont se perdre dans le dédale des salles.
Quelle importance donner à cet épisode ?
Les
tableaux observés par les invités offrent d'abord
un raccourci de la vie de Gervaise. Mais, paradoxalement,
ces toiles reprennent de façon inversée le destin
de l'héroïne. En effet, le premier tableau Le Radeau
de la Méduse préfigure la fin tragique de Gervaise,
véritable naufragée de la vie.
Quant au dernier tableau, la Kermesse de Rubens, il met en scène le thème de la fête. Or, le début du roman marque l'ascension de Gervaise et se termine au chapitre VII, qui en sera le point culminant, avec la fête de l'oie : véritable kermesse flamande, cette fête est un véritable moment d'euphorie pour Gervaise et tout le quartier de la Goutte-d'Or.
Comme l'écrit Henri Mitterand : " la faim et la mort, pour commencer, la fête pour finir "
Les Noces de Cana montrent le vin coulant à profusion par le miracle de la bénédiction du Christ. Mais le mariage de Gervaise s'oppose au raffinement qui apparaît dans le tableau de Véronèse : le Moulin d'Argent est empli d'une " odeur de vague moisi " et de " graillon ". Les noces de Coupeau et Gervaise sont placées sous le signe de la dérision.
Le second sens de la visite au Louvre est de montrer le divorce existant entre le peuple et la culture. En effet, les habitants de la Goutte-d'Or passent devant les toiles du Louvre sans les comprendre : " c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres ", pense tout haut Gervaise. Et de ce fait, les invités de la noce sont égayés par des sujets scabreux ou des détails érotiques.
"
Boche et Bibi-la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin les
femmes nues; les cuisses de l'Antiope leur causèrent un
saisissement. "
Coupeau n'est pas plus inspiré que ses compagnons devant
la toile du Corrège. Dans la Joconde il ne trouve
rien d'autre à admirer qu' " une ressemblance avec
une de ses tantes"
Comme l'écrit
le romancier :" Des siècles d'art passaient devant
leur ignorance ahurie, la sècheresse fine des primitifs,
les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de
lumière des Hollandais. "
Mais
l'objectif de Zola est également polémique
: c'est moins le romancier que le critique d'art qui s'exprime
ici. Zola entend régler des comptes avec la conception
dominante au nom de laquelle ses amis impressionnistes
ont été refusés par la critique officielle.
Les tableaux mentionnés font donc référence
à ce qui a choqué le goût bourgeois ou préfigurent
les toiles impressionnistes.
Le tableau
de Géricault attire ainsi l'attention sur ce qui est refoulé
par la culture : des corps nus enlacés, de la chair pourrissante.
Mais
Zola entend surtout inscrire le mouvement impressionniste dans
une lignée historique et du même coup lui donner
une légitimité.
Chez Léonard
de Vinci, il découvre le flou vaporeux, le sfumato
qui noie les contours et l'importance de la lumière.
Véronèse,
dans Les Noces de Cana, juxtapose déjà des
teintes complémentaires, annonçant ainsi les recherches
des impressionnistes.
Pour Zola,
ses amis impressionnistes ne sont pas des ignorants, et n'ont
pas à être méprisés. Eux aussi connaissent
les grands maîtres et les ont imités. Si le narrateur
cite Le Titien, c'est que Manet s'en est inspiré : son
Déjeuner sur l'herbe qui a tant fait rire au Salon
de 1863 n'est autre qu'une variante du Concert champêtre
du Titien.
On comprendra
que l'incompréhension des visiteurs du Louvre est une métaphore
de celle qui règne au Salon des Refusés. C'est sans
aucun doute le tableau de Murillo qui symbolise le mieux le goût
dominant de cette société.
"
Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l'homme la bouche
ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants,
attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo. "