Les Confessions

La reviviscence du passé


Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je me sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés ; mais depuis qu'ayant passé l'âge mur je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent, par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon ; je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à ma main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire. Que n'osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle ! Cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq ; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement possible, pour prolonger mon plaisir.

Les Confessions, livre I

 

Au début des "Confessions", Rousseau évoque son séjour à Bossey comme un paradis. Mais deux épisodes importants vont marquer cette évocation : celui de la fessée et celui du peigne cassé (le jeune Rousseau découvre l’injustice) : dès lors le bonheur est condamné : " dès ce moment je cessai de jouir d’un bonheur pur ". Pourtant la mémoire va permettre à l’adulte qu’il est devenu de revivre le passé heureux.

 

Le retour aux origines 

- Rousseau fait allusion à sa situation présente : " Près de 30 ans se sont passés " ; " ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse " ; " sentant déjà la vie qui s’échappe "

® C’est le Rousseau âgé qui parle ici et qui a le sentiment d’être arrivé à la fin du parcours
Compensation par le retour aux origines, à son enfance heureuse. Cette compensation est permise par l’entrée en action de la mémoire (" sans que je me sois rappelé le séjour ") : le retour aux origines est toujours, chez Rousseau, un retour vers le bonheur (" séjour d’une manière agréable ")
Mais la résurrection du passé est permise par le rôle de la sensation : importance capitale du verbe " sentir ". D’où la gradation : " je sens que ces mêmes souvenirs renaissent " , " Je me rappelle toutes les circonstances " , " Je vois la servante " : sensation + souvenir + vision.
® chez Rousseau, la sensation est toujours première (Je sens donc je suis # " je pense donc je suis " cartésien) ; la sensation seule permet l’authenticité.

- Le souvenir devient alors tout-puissant : importance de la gradation (" ces mêmes souvenirs renaissent " , " et se gravent [...] avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ")

- Abolition du temps : subordonnée d’hypothèse (" comme si, sentant [...] je cherchais à la ressaisir ": le " je " de l’adulte devient fictif. Seule compte la recherche du " moi " profond.

 

La reviviscence du passé 

Le passé est évoqué comme s’il était encore présent. Plusieurs procédés concourent à cet effet :
- Plusieurs verbes au présent : " ces mêmes souvenirs renaissent [...] se gravent [...] augmentent " ; " me plaisent [...] ils sont de ce temps-là " ; " Je vois la servante " ; " Je vois tout l’arrangement " ; " les petites anecdotes [...] qui me font encore tressaillir " : procédé de l’hypotypose (consiste à raconter une scène passée comme si elle était présente)
- Participes présents et infinitifs : " le valet agissant ", " une hirondelle entrant ", " une mouche se poser " : le temps n’a pas de prise sur les instants.
- Verbes de mouvement : " agissant, entrant, se poser, la maison s’enfonçait, venaient ombrager, passaient " ® le passé n’est pas figé, mais saisi dans son déroulement étonnamment présent.
- Enumération de détails concrets  : " Les moindres faits " (" une hirondelle ", " une mouche ", " une estampe ", " un baromètre ", " un grand calendrier ") : certains de ces éléments représentent, de manière symbolique, le temps.

 

Relations narrateur / lecteur 

- Vers la fin de cet extrait, Rousseau revient au présent de l’écriture et s’adresse au lecteur (" Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela ")
Le lecteur est désigné à la 3ème personne : il apparaît comme l’homme du dehors, étranger au plaisir.

- Au contraire, Rousseau revendique la notion de plaisir personnel (" j’ai besoin, moi, de le lui dire " ; " pour prolonger mon plaisir ") : revivre le passé heureux est un besoin pour Rousseau. De plus, il faut souligner le renforcement de " je " par le pronom " moi ".

- Dans ses relations avec le lecteur, Rousseau feint la timidité (" Que n’osé-je lui raconter ") et adopte le ton de l’enfant qu’il a ressuscité (" mais j’en veux une, une seule ")

- Effacement progressif du lecteur à la fin : " Composons " (1ère personne du pluriel) , " Je vous fais grâce " (2ème p.pluriel) , " pourvu qu’on me la laisse conter " (indéfini)
Quant au narrateur, il s’abandonne au plaisir personnel de conter.(le mot final est " plaisir ")

 

Les Confessions ne sont donc pas uniquement une justification. Rousseau prend aussi plaisir à écrire pour lui-même. L’écriture permet en effet de prolonger le bonheur passé et d’abolir le temps.


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