Rousseau, Les Confessions

Second Préambule

Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : " Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Etre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : " Je fus meilleur que cet homme-là. "

Les Confessions, Livre I

 

 

Incipit du livre I des Confessions : c’est ce qu’on appelle un " préambule " (les Confessions comportent en fait deux préambules formant un tout). Rousseau va définir son projet ; il s’adresse à des destinataires que nous préciserons ; enfin, nous verrons que le projet que se fixe Rousseau se heurte à des difficultés.

 

La présentation du projet 

Rousseau présente son oeuvre selon trois caractéristiques :

- C’est une oeuvre unique : " qui n’eut jamais d’exemple ", " n’aura point d’imitateur ": refus de toute comparaison avec les tentatives du passé ou de l’avenir : Rousseau prétend créer une oeuvre fondatrice. Livre au caractère unique. Importance du pronom " je ", " moi " dont les occurrences sont nombreuses dans ce préambule. Ce pronom désigne l’auteur-narrateur-personnage (les trois instances sont réunies dans l’écriture autobiographique)

- C’est une oeuvre authentique : Rousseau veut se montrer transparent aux autres et ne rien cacher de son existence : " Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature " / " J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise ", " Je n’ai rien tu de mauvais " / " J’ai dévoilé mon intérieur ", " avec le même franchise " : désir de transparence, d’authenticité.

- C’est une oeuvre humaine : Rousseau veut qu’on corrige l’image qu’on se fait de lui (image de paria, de rejeté). Avant tout il est un " homme " avec ses qualités et ses défauts : " un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi " : il appartient au genre humain et lui est resté fidèle à la nature. Il prétend donc servir de référence aux autres hommes : " qu’un seul te dise [...] : Je fus meilleur que cet homme-là "

 

Les destinataires 

Dans cette oeuvre autobiographique, nous relevons la présence de deux destinataires : les lecteurs et Dieu.

- Les lecteurs : " je veux montrer à mes semblables " / " c’est dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu " : le pronom " on " désigne ici le lecteur des Confessions

" l’innombrable foule de mes semblables " / " qu’ils écoutent mes confessions ", " qu’un seul te dise, s’il l’ose "
Une des caractéristiques de l’autobiographie est qu’en écrivant pour lui, l’auteur dialogue aussi, implicitement, avec un public qu’il s’agit de séduire, de gagner à sa cause.

- Dieu : celui-ci est désigné par des périphrases : " le souverain juge ", " Etre éternel ". Le système d’énonciation (" tel que tu l’as vu toi-même ", " qu’un seul te dise ") ® parle à Dieu d’égal à égal. Rousseau s’adresse à lui au style direct et le prend à témoin.
Pour Rousseau, écrire son autobiographie lui permet d’entrer en concurrence avec le projet divin. Il corrige l’oeuvre du Créateur.

 

les difficultés du projet autobiographique 

Rousseau projette de ne rien cacher de ses fautes passées, de se montrer transparent au lecteur. Mais il reconnait aussi : " s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire " ® la mémoire est parfois aidée par l’imagination.

Rousseau se montre différent des autres, unique (" Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus [...] comme aucun de ceux qui existent " ® anaphore avec effet d’insistance ; mais en même temps, il se place comme point de référence absolu, comme modèle à suivre : il demande aux autres de se comparer à lui : " Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur "

 

Conclusion 

Ce préambule permet de définir quelques caractéristiques du texte autobiographique : identité auteur-narrateur-personnage ; l’auteur met l’accent sur sa vie personnelle ; il s’adresse à un interlocuteur. C’est ce que Philippe Lejeune appelle"  le pacte autobiographique "


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