Les Confessions

Le dîner de Turin

On donnait ce jour-là un grand dîner, où, pour la première fois, je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries : Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t.
Le vieux comte de Gouvon allait répondre ; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire : il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop, que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du nom ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse ; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire : Tel menace, mais tel frappe qui ne tue pas.
Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mlle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait et qu'il me donna en effet si pleine et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, Mlle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria, d'un ton de voix aussi timide qu'affable, de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et Mlle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux.

Ici finit le roman [...]

Les Confessions, Livre III


Introduction

A Turin, Rousseau devient valet au service du comte de Gouvon. Il est secrètement amoureux de Mlle de Breil, la petite-fille du comte. Mais la distance sociale l’empêche de faire connaître ses sentiments. Or une occasion se présente pour lui, de faire valoir son mérite : c’est au cours d’un grand dîner.

Ier axe de lecture : Un moment privilégié pour le valet Rousseau

La progression du texte

Le 1er § présente les circonstances qui permettront au jeune Rousseau de briller en société :

- circonstances temporelles : " On donnait ce jour-là un grand dîner "

- rôle du hasard : " Par hasard on vint à parler de la devise […] qui était sur les tapisseries "

Le 2ème § donne la parole au jeune Rousseau, au discours indirect : " Alors je dis que je ne croyais pas que " : le lecteur suit alors les étapes du raisonnement de Rousseau devant les convives.

Le 3ème § s’attarde sur l’admiration des convives et le triomphe du jeune Jean-Jacques

 

La convergence des regards vers le valet

Le narrateur est ici au centre des regards (comme le confirme ce champ lexical) : il retient d’abord l’attention du comte (" Le vieux comte […] ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais ") : le comte devine les qualités d’intelligence de son valet.

Puis gradation : " Tout le monde me regardait " : tous les regards de l’assistance convergent vers lui.

Puis deux coups d’œil successifs de Mlle de Breil (" daigna me jeter un second regard ", " levant derechef les yeux sur moi ") : le valet retient enfin l’attention de l’aristocrate qui le dédaignait.

Ces regards jouent un rôle primordial ici, car c’est par eux que le mérite du valet est reconnu.

 

IIème axe de lecture : Une revanche sociale

Le valet triomphe ici de l’aristocratie, même provisoirement. L’ordre social est renversé : " Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune " : Rousseau est sensible à l’inégalité entre les classes sociales. Cet épisode permet au valet qu’il est de triompher de l’aristocratie.

Une série d’inversions

Dans le texte, plusieurs expressions sont inversées :

" je vis avec beaucoup d’étonnement le maître d’hôtel " : au début, c’est le valet qui est étonné par la tenue du maître d’hôtel dont il ne comprend pas la signification (" épée ", " chapeau ") : code incompréhensible pour lui.

" Tout le monde me regardait […] On ne vit de la vie un pareil étonnement " : à la fin, c’est la noble assistance qui est étonnée par le valet.

" je souriais sans oser rien dire " # " Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire " : au début, le valet n’ose pas prendre la parole ; ensuite, c’est l’assistance qui est muette d’admiration.

Ces inversions stylistiques suggèrent le renversement de l’ordre social (valet / aristocratie) et la revanche de Rousseau.

Le pouvoir de la parole

C’est par la parole que le valet va être reconnu socialement. Il utilise un discours pertinent, mais reste très mesuré : il ne se moque de personne.

- un discours pertinent : seul le valet Rousseau sait expliquer une étymologie savante (référence au latin : " fiert " vient de " ferit " = il frappe)

- un discours plein de retenue : mais le jeune Rousseau ne veut heurter personne. Il utilise des négations (" Alors je dis que je ne croyais pas que le " t " fût de trop " ; " la devise ne me paraissait pas dire ") : évite les affirmations brutales. De plus, accumulation des " que " et des " qui " (" je ne croyais pas que le " t " fût de trop, que " fiert " était [...] qui ne venait pas ") : le style mime la réserve du valet.

 

IIIème axe de lecture : Un moment de bonheur

- Ce texte insiste sur le bonheur éprouvé par Rousseau : ce dernier devient soudain l’objet d’admiration de toute une assemblée.

Mais ce bonheur est brefcourt, mais délicieux à tous égards " ; " ce fut un de ces moments trop rares " : chez Rousseau, les instants de bonheur sont toujours de courte durée.

- Tout devient transparent pour le jeune valet : au début, il ne comprenait pas le sens de la tenue du " maître d’hôtel ". Mais il sera le seul à pouvoir déchiffrer le sens de la " devise ". De plus, il lit sur le visage de Mlle de Breil comme dans un livre ouvert (" Mais ce qui me flatta [...] fut de voir clairement sur le visage de Mlle de Breil un air de satisfaction ")

- Un véritable roman d’amour : au début du § suivant cet extrait, Rousseau écrit : " Ici finit le roman ". En effet, ce texte met en scène l’histoire d’amour entre le jeune Jean-Jacques et Mlle de Breil. On trouve les ingrédients d’un " roman " d’amour : un valet amoureux (Rousseau) d’une princesse hautaine (Mlle de Breil), un grand-père autoritaire (le comte de Gouvon), une séduction réussie. A la fin, la rougeur de la jeune fille (" Mlle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux ") traduit son émotion physique. L’eau répandue par le valet (" ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l’eau sur l’assiette et même sur elle ") : symbolise le trop-plein d’émotion du jeune Rousseau.

 

Conclusion

Souvent dans les Confessions, le hasard est défavorable à Rousseau. Mais dans cet épisode, c’est l’inverse. Moment de triomphe pour le jeune valet, qui prend une revanche sur la hiérarchie sociale. De plus, c’est un moment de bonheur revécu comme tel par l’écrivain adulte.


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