Nostalgie quand tu nous tiens...

Article de SLC consacré aux Spotnicks (mai 1963)


La polularité des Spotnicks dans notre pays s'est jouée en un temps record, celui qu'il faut pour que les vagues du rideau rouge de l'Olympia les découvrent au public, le 28 novembre 1962. Depuis sa première apparition, ce groupe suédois est revenu deux fois à Paris, où deux fois son triomphe s'est confirmé. Il s'est produit dans toutes les capitales européennes, et partout (même à Londres où pourtant les gens sont héréditairement peu enclins à applaudir ce qui vient du continent) il a été adopté en quelques secondes - disons, pour être plus précis, dès la quatrième mesure de son indicatif, "The Spotnicks theme". Cette soudaine conquête, dont les prolongements directs furent une série impressionnante de contrats pour la scène et une vente de 750.000 disques en cinq mois (pour la France seulement) peut sembler miraculeuse. Mais le succès, en matière de musique, n'est jamais le fruit d'un miracle; puisque aussi bien, il est parfois celui d'un "secret", tâchons de démonter le mystère, de comprendre quelle raison, quel "truc" particulier et décisif vaut aux Spotnicks une cote toujours croissante.
Leur atout numéro 1 serait-il la présentation scénique ? On pourrait le croire. Et pourtant, jamais un costume pittoresque, une chorégraphie audacieuse ou une mise en scène de choc n'ont déterminé le succès d'artistes médiocres, et jamais un chanteur de grand talent n'a gagné l'adhésion de son public par ces seuls artifices. Les Spotnicks ont choisi de porter des costumes de chevaliers de l'espace. Ce n'est certes pas une mauvaise idée, mais l'effet d'un tel appareil, évident sur celui qui voit le groupe pour la première fois, diminue sensiblement lors des apparitions suivantes; or, la température des ovations, elle, ne diminue pas. D'ailleurs, la brillance des combinaisons de ces cosmonautes du rock n'est pour rien dans la vente de leurs disques. Ils le savent si bien qu'après avoir simplifié une première fois leur tenue (en abandonnant la paire de faux bras style bibendum qu'ils portaient au début), ils envisagent de paraître désormais vêtus de smokings classiques, infiniment plus pratiques pour la scène. Non, la "force de frappe" des Spotnicks n'est pas d'origine visuellle.

Les Spotnicks sur scène

Leur viendrait-elle de la technique musicale ? Certes, Bob, Öve, Bo et Björn sont tous quatre des musiciens solides; mais ce n'est faire injure au talent d'aucun d'entre eux que d'affirmer connaître, de par le monde, des individualités ou des groupes très supérieurs. Pour n'avoir pas encore bu suffisamment à cette source d'inspiration absolument irremplaçable qu'est le jazz, les Spotnicks manquent souvent de la souplesse, du swing, de l'esprit inventif dont peuvent s'enorgueillir à juste titre de rares Anglais (les Shadows par exemple) [..] et la quasi totalité des Américains. Une certaine raideur dans l'esposé des thèmes et surtout dans l'esxécution des riffs (celui de "Hey good looking" notamment), un appui trop égal et trop accusé sur les quatre temps de la mesure, un refus manifeste de l'improvisation, telles sont les faiblesses des Spotnicks. Non, ils ne sont pas vraiment des musiciens d'exception.

 

Avec six têtes

Mais alors, qu'ont-ils donc d'exceptionnel ? Le son. Le son qui fait l'objet des soins éclairés de Bo Winberg, soliste du groupe et ingénieur diplômé de radioélectricité. Il a conçu lui-même les plans des amplificateurs spéciaux, il a prévu dans son schéma tous les perfectionnements de la technique contemporaine, il a sélectionné les meilleures pièces qui pourraient composer sa chaîne; puis, fer à souder en main, il a construit dans son laboratoire personnel l'appareillage unique au monde qu'aucun industriel n'aurait pu lui fournir. Certains détails du montage inventé par Bo restent secrets, comme par exemple le compresseur de dynamique (qui réduit les éclats sonores et les distorsions tout en assurant une audition confortable des nuances musicales les plus douces) et le dispositif anti-larsen (qui permet aux Spotnicks de placer leurs puissants haut-parleurs à proximité immédiate de leurs micros sans sifflement ni accrochage). En revanche, Bo ne fait pas mystère des caractéristiques de sa chaîne :
- Sa puissance totale est de 120 watts. Elle comporte sept entrées différentes (trois pour les guitares, trois pour les micros et une de secours) et deux canaux d'amplification terminés chacun par cinq haut-parleurs. La réverbération artificielle est appliquée globalement sur toutes les voies au moyen d'une chambre d'écho magnétique à six têtes. Quand nous travaillons dans des salles normales, nous n'utilisons aucune autre sonorisation. Dans le cas de très grandes salles, des concerts en plein air ou de l'enregistrement, le son "fabriqué" par notre installation peut être appliqué directement soit à d'autres amplificateurs de grande puissance, soit à un magnétophone monaural ou stéréo.

amplificateur de Bo Winberg

Dans le bain

- Considères-tu que la solution de l'ampli unique soit préférable à celle des amplis séparés, à raison d'un ampli par guitare ?
- Evidemment. D'abord, elle est plus économique : un bon appareil à plusieurs entrées coûte moins cher que trois appareils moyens. Elle est plus rationnelle : l'encombrement réduit de l'ampli unique permet, en cas de tournée, d'emporter avec soi de plus gros haut-parleurs. Son seul inconvénient est que chaque musicien, pour travailler chez lui, doit disposer d'un petit ampli personnel; mais n'importe quel poste de radio peut suffire aux répétitions solitaires.
- Je suis sûr que tous les copains aimeraient profiter de ton expérience technique; quels conseils élémentaires peux-tu leur donner ?
- Avant tout, celui-ci : n'oubliez jamais qu'aucun ampli ne doit être utilisé au maximum de sa puissance, et qu'aucun bouton de commande des graves et des aigus ne doit être placé dans une position extrême, sous peine de "pourrir" le son. Et puis, méfiez-vous des fabricants qui soignent la présentation des appareils au détriment de leur construction intérieure : les grilles chromées, les habillages flatteurs, les prises et les boutons superflus sont des attrape-nigauds. Ensuite, préférez toujours un appareil dans lequel le haut-parleur est séparé de l'ampli : c'est une monstruosité technique que de grouper dans une même boîte le haut-parleur et les organes électroniques. Enfin, ne vous déplacez jamais sans une trousse contenant quelques accessoires de secours : câbles, prises, lampes, fusibles, fer à souder, tournevis, pinces...
Ce souci du dépannage, Bo l'a poussé très loin. Sa passion pour l'électronique l'a conduit non seulement à emporter dans ses voyages un véritable petit atelier portatif, mais encore à s'entourer de nombreux appareils qui le maintiennent, à chaque instant de sa vie, dans le "bain" de la radio-électricité.
Tandis qu'au restaurant nous nous sommes attablés avec les Spotnicks et Ted Moura (leur éditeur français), Bo manipule un petit magnétophone à transistors, incroyablement musical et puissant. Aux accents de "Walk right in" commence un déjeuner sonorisé. Ce qui est amusant, sympathique, chez les quatre Spotnicks, c'est que lorsque vous les rencontrez ensemble il vous est impossible de ne pas constater aussitôt l'existence d'un trait parfaitement commun à tous - et le premier mot qui vous vienne à l'esprit, pour le définir, c'est le mot : liberté. Les Spotnicks sont des garçons courtois, polis, souvent drôles, toujours élégants (Ove Johansson, le batteur, dépense de réelles fortunes pour son habillement; à ce sujet, avoue-t-il, son
séjour à Paris l'a ruiné !); mais ils se moquent de tout, ils refusent a priori le "ton grave".

 

Depuis quatre ans

Chacun, d'ailleurs, à sa manière. Bob, le guitariste d'accompagnement (et le chanteur du groupe) - grand, blond, une tête de jeune sportif américain ou... suédois - est désinvolte, léger, intelligent; Bo, lui, réagit à tout ce qu'il regarde par de continuelles singeries, des mimiques compliquées, ou bien par ces énormes froncements de sourcils qui rendent si étonnant son regard brun et vif, si désopilante sa longue figure ainsi livrée, à volonté, aux expressions les plus bizarres. Des quatre, seul Björn garde très facilement un air sérieux, préoccupé; comme à un certain moment, pendant le déjeuner, Bob se tournait vers lui et lui posait une question, il releva la tête avec lenteur et, tout à fait imperturbable, murmura :"Mais enfin, mon cher Bob, crois-tu que j'aie le temps de penser à tes questions ? Qui regardera la vendeuse de cigarettes, là, près du bar, si je ne la regarde plus ?
Mais le plus déconcertant, le plus étrange, celui dont la seule présence parvient à provoquer le rire et à dénoncer la niaiserie, où qu'elle se manifeste, c'est d'évidence Ove; si vous êtes de ceux qui eurent le plaisir d'assister à l'un des spectaclesb des Spotnicks à l'Olympia, vous avez sûrement apprécié son personnage : une toute petite taille, de tout petits yeux bleus, de tout petits cheveux roux, très court rasés sur unr tête carrée et pâle.
- Pourriez-vous nous dire comment votre groupe s'est formé ? Et d'abord, depuis quand existe-t-il ?
- Depuis quatre ans à peu près, répond Bob. A vrai dire, Björn et moi-même nous connaissons déjà depuis très longtemps; nous avions commencé de jouer, en duo, sès 1956. Ce n'est qu'au début de 1959 que nous nous sommes mis en quête de nouveaux partenaires...
- L'idée vous en est venue ainsi, d'un coup ?
- Pas exactement, dit Björn; nous enregistrions de temps en temps (cela était rare) quelques 45 t. de guitare pour une maison de disques suédoise. Un jour, notre directeur artistique nous a soudain déclaré que nous étions d'absolus idiots, que nous n'arriverions jamais à rien faire d'intéressant avec nos deux seuls instruments, et d'autres gentillesses dont je ne me souviens plus :"Trouvez autre chose", nous dit-il. Comme justement, depuis plusieurs semaines, nous pensions à autre chose...
- Vous avez trouvé.
- C'est ça, dit Ove, ils ont trouvé un électricien.
Et du doigt, il nous indique Bo, à l'extrémité de la table.
- Oh, pardon ! proteste Bo : ils ont d'abord trouvé un clown (et, imitant le geste d'Öve, il tend à son tour un doigt vers lui). L'électricien, ce fut plus tard...
- Bref, reprend Bob, nous avons fini un jour de mars 1959 par être quatre : notre groupe était prêt. Il y eut des dizaines de soirées, au cours desquelles nous avons travaillé à mettre au point nos instruments, à bien posséder notre formule sonore et à faire en sorte qu'elle nous soit totalement personnelle - et en juin, notre premier disque sérieux est sorti. Il s'appelait "Orange blossom special".
Bientôt, au Hit-Parade suédois, cet enregistrement atteignait la première place; exception remarquable, il devait s'y maintenir plus de deux mois : jusqu'à la publication du "Spotnicks theme", qui prit alors simplement le relais. Tout l'été 1959, on ne parla plus que de ce nouveau groupe, capable de rivaliser avec celui, si populaire dans les républiques du nord, des Shadows; les Spotnicks, en quelques semaines, étaient devenus de solides vedettes.
- "SLC", dis-je, a organisé il ya peu de temps entre garçons et filles, un débat dont le thème était celui-ci : Aimez-vous le jazz ? Que répondriez-vous à cette question, Bo ?
- Cela dépend de ce que tu entends, par le mot "jazz". Si c'est la musique de John Coltrane, ou celle de Charlie Mingus, alors je dirai : non. Mais je pourrais écouter pendant des heures Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, ou les blues de Big Bill Broonzy. En somme, j'aime beaucoup le jazz, mais le jazz "simple", c'est à dire le vieux style.
- Bob ?
- Je suis plutôt d'accord avec Bo. Du moins sur ce sujet, ajoute-t-il en riant... Mais je peux avoir aussi du plaisir à écouter du jazz dit moderne : pour moi, aujourd'hui, le trompettiste le plus passionnant, c'est Miles Davis; et on n'a vraiment pas la possibilité d'estimer son style "vieux", je crois.

 

Jazz ou rock

Comme arrive le tour de Björn, j'ai soudain un léger scrupule : s'il était toujours en train de contempler la jeune vendeuse de cigarettes ?... J'hésite à le déranger, mais une claque dans le dos, somptueuse, donnée par Bob, le ramène à notre concersation.
- Ce n'était pas la peine de me bousculer de cette façon ! dit-il d'un ton à la fois calme, et stupéfait. Je vous écoutais. Jazz, pas ja zz ? Jazz ou rock ? Moi, je déteste les catégories. Je ne répondrai que : Ray Charles, Ray Charles, toujours Ray Charles...
A cette seconde, nous avons découvert que nous étions, sans le savoir, de grands amis. A cette seconde aussi, Bo a sursauté, il s'est levé :"Mon Dieu ! s'est-il exclamé (il dit :"Mon Dieu !" sans cesse, bien qu'il m'ait affirmé être athée) j'ai oublié d'acheter une bande magnétique pour essayer le nouvel appareil que..." Il se tait, se rassied. Le voilà une fois de plus tout absorbé d'électronique, songeant peut-être à je ne sais quels câbles, quels voyants, quels boutons.
- Reviendrez-vous à Paris bientôt ? demandai-je à Bob.
- Dès le début de juin. Et nous resterons en France jusqu'à la fin de juillet; une tournée nous conduira à Cannes, Juan-les-Pins, Nice, Toulon, puis sur la côte basque.
- Pas de nouveau disque en projet ?
- Si, bien sûr. Deux ou trois, même. Et aussi, nous publierons en France dès le mois prochain un enregistrement d'une sorte un peu particulière : sur une face, on trouvera six morceaux interprétés par notre groupe, normalement; au verso, les mêmes morceaux figureront, mais on n'entendra plus de ligne mélodique, de sorte (et c'est tout l'intérêt de cette formule) qu'un guitariste amateur pourra écouter le disque, et jouer en même temps que nous. Ce sera son rôle de recréer la ligne absente.

LP Devenez soliste des Spotnicks

A côté de moi, je sens un Bo nerveux, agité, pressé sans doute de courir vers quelque boutique d'accessoires de radio. Nous nous levons, quittons le restaurant. Dans une heure, les Spotnicks seront de nouveau sur la scène de l'Olympia, en répétition; ce soir, ils s(y trouveront toujours : en représentation, cette fois. Et lorsque après un total succès ils auront regagné leur loge, je les rejoindrai pour leur dire le "bravo" d'un ami, et celui aussi que tous les copains, j'en suis sûr, souhaitent de leur adresser. En poussant la porte de cette loge, j'apercevrai ce spectacle surprenant : Bo et Öve, debout l'un en face de l'autre, graves et immobiles, échangeant, les yeux dans les yeux et d'une voix vaguement menaçante, le dialogue suivant :
- "Espèce de clown ! - Espèce d'électricien ! - Espèce de clown ! etc. Il paraît, qu'entre eux, après chaque triomphe, c'est un rite... amical.

PF
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