La polularité des Spotnicks
dans notre pays s'est jouée en un temps record, celui qu'il
faut pour que les vagues du rideau rouge de l'Olympia les découvrent
au public, le 28 novembre 1962. Depuis sa première apparition,
ce groupe suédois est revenu deux fois à Paris,
où deux fois son triomphe s'est confirmé. Il s'est
produit dans toutes les capitales européennes, et partout
(même à Londres où pourtant les gens sont
héréditairement peu enclins à applaudir ce
qui vient du continent) il a été adopté en
quelques secondes - disons, pour être plus précis,
dès la quatrième mesure de son indicatif, "The
Spotnicks theme". Cette soudaine conquête, dont les
prolongements directs furent une série impressionnante
de contrats pour la scène et une vente de 750.000 disques
en cinq mois (pour la France seulement) peut sembler miraculeuse.
Mais le succès, en matière de musique, n'est jamais
le fruit d'un miracle; puisque aussi bien, il est parfois celui
d'un "secret", tâchons de démonter le mystère,
de comprendre quelle raison, quel "truc" particulier
et décisif vaut aux Spotnicks une cote toujours croissante.
Leur atout numéro 1 serait-il la présentation
scénique ? On pourrait le croire. Et pourtant, jamais un
costume pittoresque, une chorégraphie audacieuse ou une
mise en scène de choc n'ont déterminé le
succès d'artistes médiocres, et jamais un chanteur
de grand talent n'a gagné l'adhésion de son public
par ces seuls artifices. Les Spotnicks ont choisi de porter des
costumes de chevaliers de l'espace. Ce n'est certes pas une mauvaise
idée, mais l'effet d'un tel appareil, évident sur
celui qui voit le groupe pour la première fois, diminue
sensiblement lors des apparitions suivantes; or, la température
des ovations, elle, ne diminue pas. D'ailleurs, la brillance des
combinaisons de ces cosmonautes du rock n'est pour rien dans la
vente de leurs disques. Ils le savent si bien qu'après
avoir simplifié une première fois leur tenue (en
abandonnant la paire de faux bras style bibendum qu'ils portaient
au début), ils envisagent de paraître désormais
vêtus de smokings classiques, infiniment plus pratiques
pour la scène. Non, la "force de frappe" des
Spotnicks n'est pas d'origine visuellle.
Leur viendrait-elle de la technique musicale ? Certes, Bob, Öve, Bo et Björn sont tous quatre des musiciens solides; mais ce n'est faire injure au talent d'aucun d'entre eux que d'affirmer connaître, de par le monde, des individualités ou des groupes très supérieurs. Pour n'avoir pas encore bu suffisamment à cette source d'inspiration absolument irremplaçable qu'est le jazz, les Spotnicks manquent souvent de la souplesse, du swing, de l'esprit inventif dont peuvent s'enorgueillir à juste titre de rares Anglais (les Shadows par exemple) [..] et la quasi totalité des Américains. Une certaine raideur dans l'esposé des thèmes et surtout dans l'esxécution des riffs (celui de "Hey good looking" notamment), un appui trop égal et trop accusé sur les quatre temps de la mesure, un refus manifeste de l'improvisation, telles sont les faiblesses des Spotnicks. Non, ils ne sont pas vraiment des musiciens d'exception.
Avec six têtes
Mais alors, qu'ont-ils donc d'exceptionnel
? Le son. Le son qui fait l'objet des soins éclairés
de Bo Winberg, soliste du groupe et ingénieur diplômé
de radioélectricité. Il a conçu lui-même
les plans des amplificateurs spéciaux, il a prévu
dans son schéma tous les perfectionnements de la technique
contemporaine, il a sélectionné les meilleures pièces
qui pourraient composer sa chaîne; puis, fer à souder
en main, il a construit dans son laboratoire personnel l'appareillage
unique au monde qu'aucun industriel n'aurait pu lui fournir. Certains
détails du montage inventé par Bo restent secrets,
comme par exemple le compresseur de dynamique (qui réduit
les éclats sonores et les distorsions tout en assurant
une audition confortable des nuances musicales les plus douces)
et le dispositif anti-larsen (qui permet aux Spotnicks de placer
leurs puissants haut-parleurs à proximité immédiate
de leurs micros sans sifflement ni accrochage). En revanche, Bo
ne fait pas mystère des caractéristiques de sa chaîne
:
- Sa puissance totale est de 120 watts. Elle
comporte sept entrées différentes (trois pour les
guitares, trois pour les micros et une de secours) et deux canaux
d'amplification terminés chacun par cinq haut-parleurs.
La réverbération artificielle est appliquée
globalement sur toutes les voies au moyen d'une chambre d'écho
magnétique à six têtes. Quand nous travaillons
dans des salles normales, nous n'utilisons aucune autre sonorisation.
Dans le cas de très grandes salles, des concerts en plein
air ou de l'enregistrement, le son "fabriqué"
par notre installation peut être appliqué directement
soit à d'autres amplificateurs de grande puissance, soit
à un magnétophone monaural ou stéréo.
Dans le bain
- Considères-tu
que la solution de l'ampli unique soit préférable
à celle des amplis séparés, à raison
d'un ampli par guitare ?
- Evidemment. D'abord,
elle est plus économique : un bon appareil à plusieurs
entrées coûte moins cher que trois appareils moyens.
Elle est plus rationnelle : l'encombrement réduit de l'ampli
unique permet, en cas de tournée, d'emporter avec soi de
plus gros haut-parleurs. Son seul inconvénient est que
chaque musicien, pour travailler chez lui, doit disposer d'un
petit ampli personnel; mais n'importe quel poste de radio peut
suffire aux répétitions solitaires.
-
Je suis sûr que tous les copains aimeraient profiter de
ton expérience technique; quels conseils élémentaires
peux-tu leur donner ?
- Avant tout, celui-ci :
n'oubliez jamais qu'aucun ampli ne doit être utilisé
au maximum de sa puissance, et qu'aucun bouton de commande des
graves et des aigus ne doit être placé dans une position
extrême, sous peine de "pourrir" le son. Et puis,
méfiez-vous des fabricants qui soignent la présentation
des appareils au détriment de leur construction intérieure
: les grilles chromées, les habillages flatteurs, les prises
et les boutons superflus sont des attrape-nigauds. Ensuite, préférez
toujours un appareil dans lequel le haut-parleur est séparé
de l'ampli : c'est une monstruosité technique que de grouper
dans une même boîte le haut-parleur et les organes
électroniques. Enfin, ne vous déplacez jamais sans
une trousse contenant quelques accessoires de secours : câbles,
prises, lampes, fusibles, fer à souder, tournevis, pinces...
Ce souci du dépannage, Bo l'a poussé
très loin. Sa passion pour l'électronique l'a conduit
non seulement à emporter dans ses voyages un véritable
petit atelier portatif, mais encore à s'entourer de nombreux
appareils qui le maintiennent, à chaque instant de sa vie,
dans le "bain" de la radio-électricité.
Tandis qu'au restaurant nous nous sommes attablés
avec les Spotnicks et Ted Moura (leur éditeur français),
Bo manipule un petit magnétophone à transistors,
incroyablement musical et puissant. Aux accents de "Walk
right in" commence un déjeuner sonorisé. Ce
qui est amusant, sympathique, chez les quatre Spotnicks, c'est
que lorsque vous les rencontrez ensemble il vous est impossible
de ne pas constater aussitôt l'existence d'un trait parfaitement
commun à tous - et le premier mot qui vous vienne à
l'esprit, pour le définir, c'est le mot : liberté.
Les Spotnicks sont des garçons courtois, polis, souvent
drôles, toujours élégants (Ove Johansson,
le batteur, dépense de réelles fortunes pour son
habillement; à ce sujet, avoue-t-il, son séjour
à Paris l'a ruiné !); mais ils se moquent de tout,
ils refusent a priori le "ton grave".
Depuis quatre ans
Chacun, d'ailleurs, à sa
manière. Bob, le guitariste d'accompagnement (et
le chanteur du groupe) - grand, blond, une tête de jeune
sportif américain ou... suédois - est désinvolte,
léger, intelligent; Bo, lui, réagit à
tout ce qu'il regarde par de continuelles singeries, des mimiques
compliquées, ou bien par ces énormes froncements
de sourcils qui rendent si étonnant son regard brun et
vif, si désopilante sa longue figure ainsi livrée,
à volonté, aux expressions les plus bizarres. Des
quatre, seul Björn garde très facilement un
air sérieux, préoccupé; comme à un
certain moment, pendant le déjeuner, Bob se tournait vers
lui et lui posait une question, il releva la tête avec lenteur
et, tout à fait imperturbable, murmura :"Mais enfin,
mon cher Bob, crois-tu que j'aie le temps de penser à tes
questions ? Qui regardera la vendeuse de cigarettes, là,
près du bar, si je ne la regarde plus ?
Mais
le plus déconcertant, le plus étrange, celui dont
la seule présence parvient à provoquer le rire et
à dénoncer la niaiserie, où qu'elle se manifeste,
c'est d'évidence Ove; si vous êtes de ceux
qui eurent le plaisir d'assister à l'un des spectaclesb
des Spotnicks à l'Olympia, vous avez sûrement apprécié
son personnage : une toute petite taille, de tout petits yeux
bleus, de tout petits cheveux roux, très court rasés
sur unr tête carrée et pâle.
-
Pourriez-vous nous dire comment votre groupe s'est formé
? Et d'abord, depuis quand existe-t-il ?
- Depuis
quatre ans à peu près, répond Bob. A vrai
dire, Björn et moi-même nous connaissons déjà
depuis très longtemps; nous avions commencé de jouer,
en duo, sès 1956. Ce n'est qu'au début de 1959 que
nous nous sommes mis en quête de nouveaux partenaires...
- L'idée vous en est venue ainsi, d'un coup
?
- Pas exactement, dit Björn; nous enregistrions
de temps en temps (cela était rare) quelques 45 t. de guitare
pour une maison de disques suédoise. Un jour, notre directeur
artistique nous a soudain déclaré que nous étions
d'absolus idiots, que nous n'arriverions jamais à rien
faire d'intéressant avec nos deux seuls instruments, et
d'autres gentillesses dont je ne me souviens plus :"Trouvez
autre chose", nous dit-il. Comme justement, depuis plusieurs
semaines, nous pensions à autre chose...
-
Vous avez trouvé.
- C'est ça, dit
Ove, ils ont trouvé un électricien.
Et
du doigt, il nous indique Bo, à l'extrémité
de la table.
- Oh, pardon ! proteste Bo : ils ont
d'abord trouvé un clown (et, imitant le geste d'Öve,
il tend à son tour un doigt vers lui). L'électricien,
ce fut plus tard...
- Bref, reprend Bob, nous avons
fini un jour de mars 1959 par être quatre : notre groupe
était prêt. Il y eut des dizaines de soirées,
au cours desquelles nous avons travaillé à mettre
au point nos instruments, à bien posséder notre
formule sonore et à faire en sorte qu'elle nous soit totalement
personnelle - et en juin, notre premier disque sérieux
est sorti. Il s'appelait "Orange blossom special".
Bientôt, au Hit-Parade suédois, cet enregistrement
atteignait la première place; exception remarquable, il
devait s'y maintenir plus de deux mois : jusqu'à la publication
du "Spotnicks theme", qui prit alors simplement le relais.
Tout l'été 1959, on ne parla plus que de ce nouveau
groupe, capable de rivaliser avec celui, si populaire dans les
républiques du nord, des Shadows; les Spotnicks, en quelques
semaines, étaient devenus de solides vedettes.
-
"SLC", dis-je, a organisé il ya peu de temps
entre garçons et filles, un débat dont le thème
était celui-ci : Aimez-vous le jazz ? Que répondriez-vous
à cette question, Bo ?
- Cela dépend
de ce que tu entends, par le mot "jazz". Si c'est la
musique de John Coltrane, ou celle de Charlie Mingus, alors je
dirai : non. Mais je pourrais écouter pendant des heures
Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, ou les blues de Big Bill Broonzy.
En somme, j'aime beaucoup le jazz, mais le jazz "simple",
c'est à dire le vieux style.
- Bob ?
- Je suis plutôt d'accord avec Bo. Du moins
sur ce sujet, ajoute-t-il en riant... Mais je peux avoir aussi
du plaisir à écouter du jazz dit moderne : pour
moi, aujourd'hui, le trompettiste le plus passionnant, c'est Miles
Davis; et on n'a vraiment pas la possibilité d'estimer
son style "vieux", je crois.
Jazz ou rock
Comme arrive le tour de Björn,
j'ai soudain un léger scrupule : s'il était toujours
en train de contempler la jeune vendeuse de cigarettes ?... J'hésite
à le déranger, mais une claque dans le dos, somptueuse,
donnée par Bob, le ramène à notre concersation.
- Ce n'était pas la peine de me bousculer de
cette façon ! dit-il d'un ton à la fois calme, et
stupéfait. Je vous écoutais. Jazz, pas ja zz ? Jazz
ou rock ? Moi, je déteste les catégories. Je ne
répondrai que : Ray Charles, Ray Charles, toujours Ray
Charles...
A cette seconde, nous avons découvert
que nous étions, sans le savoir, de grands amis. A cette
seconde aussi, Bo a sursauté, il s'est levé :"Mon
Dieu ! s'est-il exclamé (il dit :"Mon Dieu !"
sans cesse, bien qu'il m'ait affirmé être athée)
j'ai oublié d'acheter une bande magnétique pour
essayer le nouvel appareil que..." Il se tait, se rassied.
Le voilà une fois de plus tout absorbé d'électronique,
songeant peut-être à je ne sais quels câbles,
quels voyants, quels boutons.
- Reviendrez-vous
à Paris bientôt ? demandai-je à Bob.
-
Dès le début de juin. Et nous resterons en France
jusqu'à la fin de juillet; une tournée nous conduira
à Cannes, Juan-les-Pins, Nice, Toulon, puis sur la côte
basque.
- Pas de nouveau disque en projet ?
- Si, bien sûr. Deux ou trois, même. Et
aussi, nous publierons en France dès le mois prochain un
enregistrement d'une sorte un peu particulière : sur une
face, on trouvera six morceaux interprétés par notre
groupe, normalement; au verso, les mêmes morceaux figureront,
mais on n'entendra plus de ligne mélodique, de sorte (et
c'est tout l'intérêt de cette formule) qu'un guitariste
amateur pourra écouter le disque, et jouer en même
temps que nous. Ce sera son rôle de recréer la ligne
absente.
A côté de moi, je
sens un Bo nerveux, agité, pressé sans doute de
courir vers quelque boutique d'accessoires de radio. Nous nous
levons, quittons le restaurant. Dans une heure, les Spotnicks
seront de nouveau sur la scène de l'Olympia, en répétition;
ce soir, ils s(y trouveront toujours : en représentation,
cette fois. Et lorsque après un total succès ils
auront regagné leur loge, je les rejoindrai pour leur dire
le "bravo" d'un ami, et celui aussi que tous les copains,
j'en suis sûr, souhaitent de leur adresser. En poussant
la porte de cette loge, j'apercevrai ce spectacle surprenant :
Bo et Öve, debout l'un en face de l'autre, graves et immobiles,
échangeant, les yeux dans les yeux et d'une voix vaguement
menaçante, le dialogue suivant :
- "Espèce
de clown ! - Espèce d'électricien ! - Espèce
de clown ! etc. Il paraît, qu'entre eux, après chaque
triomphe, c'est un rite... amical.