L'OBJET EN POESIE AU XXè SIECLE : Jean Tardieu, "Outils posés sur une table"

 

Outils posés sur une table

Mes outils d'artisan
sont vieux comme le monde
vous les connaissez
je les prends devant vous :
verbes adverbes participes
pronoms substantifs adjectifs.

Ils ont su ils savent toujours
peser sur les choses
sur les volontés
éloigner ou rapprocher
réunir séparer
fondre ce qui est pour qu'en transparence
dans cette épaisseur
soient espérés ou redoutés
ce qui n'est pas, ce qui n'est pas encore,
ce qui est tout, ce qui n'est rien,
ce qui n'est plus.

Je les pose sur la table
ils parlent tout seuls je m'en vais.

Jean Tardieu, "Poèmes pour la main droite" Formeries

Compétence : analyser un poème de manière méthodique
Problématique : comment l'écriture devient elle-même objet ? Le poète explore le langage comme un objet mystérieux que le lecteur doit décoder.

 

Introduction

Poème en vers libres écrit par Jean Tardieu, fils d'un artiste-peintre et d'une musicienne (sa mère était harpiste). Ainsi le titre de la section " Poèmes pour la main droite " rappelle le " concerto pour la main gauche " de Ravel ; et le titre " Objets posés sur une table " évoque certains titres de natures mortes en peinture : Chardin, Braque ou Picasso (" Verre, bouteille et pipe sur une table ", " Carte, verre, bouteille sur un guéridon, " Compotier sur une table ", " Pain et compotier aux fruits sur une table ")
La poésie est donc pour Tardieu un art de synthèse réunissant musique et peinture : le poète est un musicien du langage, mais n'oublie pas la dimension plastique du texte : Tardieu a ainsi écrit des Poèmes à voir
L'analyse suivra la progression du texte :

 

Ier axe : le poète, artisan du langage

Le titre " Outils posés sur une table " annonce deux horizons d'attente :
1) On attend l'évocation d'un atelier. On pense à une poésie simple, concrète : connotation prosaïque du mot " outils "
2) Ce titre rappelle aussi des titres de " natures mortes " et s'inscrit dans une tradition picturale.

Strophe 1

Ambiguïté des premiers vers : " artisan, je les prends " : le poète se présente comme un simple artisan du langage. Tradition qui remonte à Boileau : " vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ". Jean Tardieu utilise la stratégie de la fausse piste.
Mise en scène de l'écriture : le poète s'adresse à ses lecteurs et présente sa boîte à outils : " mes outils ", " vous ", " je les prends devant vous ".
Enumération des outils linguistiques qu'il utilise : "verbes, adverbes, participes, pronoms, substantifs, adjectifs". Mais paradoxalement, il ne mentionne pas ce qu'on appelle habituellement les mots-outils : conjonctions de coordination, de subordination
Effet de sens : ce sera précisément au lecteur d'assembler les mots du texte, de créer le sens.
Etude de la métaphore : " mes outils d'artisan " = désigne les outils linguistiques utilisés par le poète. Son travail sur les objets est d'abord un travail sur le langage. L'atelier devient la page blanche où s'inscrit le poème.

 

IIème axe : les pouvoirs du langage

Strophe 2

Après avoir précisé la nature des outils linguistiques utilisés, Tardieu définit dans cette strophe leurs fonctions :

" éloigner " : ex : v.1 # v.2 : le poète crée une distance entre le sujet "Mes outils d'artisan" et le verbe "sont" rejeté au vers suivant. Le texte mime son propos.
" rapprocher " : v.5 et v.6 : suppression de la ponctuation qui rapproche "verbes adverbes participes" (v.5) et "Pronoms substantifs adjectifs" au v.6.
v.11 et 12 : construction en chiasme de ces deux vers:

éloigner rapprocher

réunir séparer

Effet de symétrie inversée. Là aussi, le poème mime le sens.
v.13 et suivants : le poète fait exister les objets en les nommant. Il est le poète par excellence <
poiein = créer d'après l'étymologie grecque du verbe. Le poète est le créateur qui fait surgir les objets en les nommant.

 

IIIè axe : la pirouette finale du poète

A la clausule (distique), nous avons un changement de registre, une rupture de tonalité. Celle-ci est plus fantaisiste et tranche avec la complexité de la strophe précédente.
La fin du poème coïncide avec la fin du travail du poète. Celui-ci pose ses outils. Nous avons ici une mise en scène ludique de l'écriture. Le poète ne se prend pas au sérieux.
" je les pose " fait écho à " Outils posés " du titre
" je les (cod) pose ", " ils (sujet) parlent tout seuls". Autonomie du texte poétique

Le poète se regarde écrire, il prend du recul par rapport à son texte. Il se retire sur la pointe des pieds : " je m'en vais "
Mais le texte continue à vivre grâce au pouvoir des mots et grâce à la médiation du lecteur qui les fait vivre

Conclusion

Glissement de l'évocation de l'objet vers le langage lui-même. Ce dernier devient l'objet sur lequel le poète médite. Evocation des outils linguistiques utilisés par le poète. De plus, Jean Follain insiste sur l'autonomie du poème qui continue à vivre une fois créé.
Ceci rappelle l'anecdote racontée par Paul Valéry dans Variétés : l'auteur se promène dans la rue et un passant lui demande du feu. Il sort alors son briquet, donne un peu de feu à son interlocuteur. Mais reprenant sa route, la phrase " avez-vous du feu ? " continue de résonner en en lui ; et le mot feu évoque alors d'autres feux (rôle des connotations). Nous sommes là, dit Valéry, au bord de l'état de poésie.


Objet en poésie au XXème

Accueil