LAURENT MARTIN, L'IVRESSE DES DIEUX

(Série noire n° 2640)


ivresse des dieux

Un polar structuré comme une tragédie classique


Dans la « Note » initiale de son polar, l’auteur écrit :

« Voilà deux mille cinq cents ans que les Grecs ont inventé la tragédie, la cité et l’enfer.
Deux mille cinq cents ans qu’on vit avec et que rien n’a vraiment changé.
Pour eux, pour nous, la tragédie est une lente cérémonie cathartique où le peuple vient se libérer, se purger de ses maux.
Elle oppose le HEROS à la cité. Lentement on le voit sombrer, se noyer, maudit par les dieux.
La cité est représentée par le CHŒUR qui observe, s’oppose en silence. Parfois il chante, c’est le STASIMON. Souvent le CHORYPHEE s’échappe du chœur. Il commente l’action et fait le lien entre tous les protagonistes. »

La « Cité » est représentée ici par Marne-la-Vallée : 

« Une cité nouvelle sans caractère, sans volonté, où retentit fortement l’ennui, le silence, de ses habitants. 
Marne-la-Vallée ! Une sorte de ville à la campagne. Une merveille de béton, de fer, de verre, de terre, surgie ici, là, au gré d’une occupation douteuse des sols. La planification dans toute sa splendeur. Des urbains urbanistes, des pensifs penseurs, ont chié des bouses en ciment. »

Et la métaphore filée de la maladie – la lèpre en l’occurrence – va parcourir tout le texte pour souligner le caractère mortifère de cette cité moderne :
« quelque chose a gagné cette cité vague et boursouflée. Une sorte de lèpre urbaine. Elle est sur tous les murs. Elle coule, ronge s’étend. On repeint. On ravale. Mais tôt ou tard elle revient, cette maladie du béton brut et sans âme. »

Le HEROS qui va tenter de résister à cette maladie qui gagne la cité est un policier municipal, Max Ripolini. En réalité, il penche plutôt vers le anti-héros :

« usé par trente-six années d’existence pitoyable », Max subit son existence comme un fardeau. Ce personnage est plus proche du Roquentin de La Nausée ou de Meursault de L’Etranger que du véritable héros.  Remarquons surtout :
Sa dépendance à l’alcool : « Max boit. Il s’assomme, s’abîme, se noie, tous les soirs, d’éthanol spiritueux. Un hommage éternel, perpétuel, à Dionysos. »
Est conscient de la vacuité de son existence
Il vit en compagnie de son chien, Médor, son double.
En plus des tâches quotidiennes à expédier avec ses compagnons de la police municipale, Max s’est fixé un but : retrouver l’assassin de son ex-femme, Christiane, qui l’a quitté et a demandé le divorce. Le tueur l’a défigurée et il récidive avec d’autres jeunes femmes de la cité.
L’enquête de Max Ripolini sera un long chemin parsemé d’embûches, d’échecs, de doutes.

 La présence du CHŒUR est là pour commenter l’action :

« Il regarde le mur du fond. Ses gestes, comme un rite, sont précis. Toujours les mêmes. Toujours dans le même ordre. Au moins, il ne pense à rien pendant ces instants.
Puis il rentre chez lui. »

Parfois, c’est le CHORYPHEE qui prend le relais pour des remarques parfois ironiques :
« Que dire sans être méchant, sur la vie de Max Ripolini ? Rien ! »
Ou bien lorsque  Le HEROS Max répond à la question :

-          « Monsieur Ripolini …ça va ? »
-         
Oui ! »

Le CHORYPHEE réplique :
« Non, ça va pas ! Tu fermes les yeux, tu sens que tout bascule. Ton univers implose en un immense chaos. L’aveuglement te prend par les mains. Tu te sens vide. »

Quant au dialecte utilisé, ce n’est ni le ionien ni le dorien de la tragédie antique, mais plutôt le verlan des cités :

LE CHŒUR

« Ca s’agite. Ca gueule. Ca s’égosille d’insultes, de pensées infirmes.
-         
Putain ! Qu’est-ce-qu’on branle ? Il est où, ton keum ?
-        
Qu’est-ce que j’en sais. Y va venir. Tu peux pas te garer cinq secondes sans prendre la tête à tout l’monde ?
-         
Encore un plan merdeux !
-         
Qu’est-ce tu racontes, bâtard ?
-         
J’suis pas un bâtard. »

Nous sommes loin de la Poétique d’Aristote ou des travaux de Jacqueline de Romilly, helléniste de renom ... Mais le bonheur de l'écriture est au rendez-vous.


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