Un péristyle formé de huit colonnes doriques, puis une imitation de grotte évoquant le chaos originel : drôle d'entrée pour une manufacture. C'est la vision architecturale grandiose que Claude-Nicolas Ledoux a appliquée à l'ensemble industriel commandé par Louis XV pour le traitement du sel. Vue comme un véritable temple du travail, la Saline royale d'Arc-et-Senans (Doubs) devait être à la fois un lieu de production et d'habitation, anticipant ainsi les villes ouvrières du XIXè siècle. Mais les onze bâtiments d'inspiration antique, théâtralement disposés en demi-cercle, n'étaient pas seulement fonctionnels. Ils répondaient également à une préoccupation esthétique et morale. L'harmonie du lieu, la pureté de sa géométrie, devaient déterminer les conduites de ses occupants. Dans le droit fil des penseurs utopiques de la Renaissance, comme Thomas More et Campanella, la perfection formelle était censée engendrer tout naturellement le bien.
Une quête pousuivie par
les architectes Lequeu et Boullée au XVIIIè
siècle. Mais, à la différence de ses contemporains,
dont les projets sont restés à l'état de
fictions, Ledoux a concrétisé une partie
de son généreux dessein : la ville idéale
de Chaux, dont la Saline devait être le noyau.
Pénétré
de l'esprit des Lumières, l'architecte du roi et commissaire
des salines, alors âgé de 37 ans, entendait créer
une communauté heureuse où tous les corps
de métier cohabiteraient dans la paix et la vertu.
Berniers, saulniers, tonneliers, maréchaux-ferrants, mais
aussi boulanger, aumônier et chirurgien devaient assurer
les activités nécessaires au travail et au bien-être
de tous. Tout en évitant les tentations extérieures,
car cette société modèle était placée
sous haute surveillance. L'entrée unique, majestueuse certes,
n'en était pas moins flanquée de postes de garde
et dotée d'une prison, tandis qu'un mur d'enceinte de quatre
mètres de haut enserrait ce périmètre clos.
Un souci d'ordre qui s'exprimait également dans
le choix de l'emplacement central pour la maison du directeur.
Noble édifice arborant tous les signes du pouvoir temporel
et spirituel, son fronton était percé d'un oculus
symbolisant l'oeil du maître. Les aspirations humanistes
sacrifiaient ainsi aux impératifs de contrôle. Il
s'agissait de veiller aux bonnes moeurs, mais surtout de prévenir
la contrebande du sel, cet "or blanc" à la fois
précieux et lourdement taxé.
Les
premiers pains de sel ont quitté la manufacture en 1778.
Située en bordure de l'immense forêt de Chaux, qui
fournissait le combustible, l'usine était reliée
à Salins par un "saumoduc" qui acheminait les
eaux salées sur une trentaine de kilomètres. Passée
de main en main après la Révolution, la Saline cessa
son exploitation en 1895 devant la concurrence des marais salants
et l'évolution des techniques d'exploitation du sel. Démantelé
et endommagé, le site a été classé
à l'inventaire des monuments historiques en 1926. Mais
il faudra attendre 1996 pour que les édifices retrouvent
leur aspect d'origine. Dans l'intervalle, ils ont connu diverses
affectations, de l'accueil de réfugiés espagnols
à l'internement de Tsiganes pendant la deuxième
guerre mondiale. Depuis 1972, le département du Doubs a
opté pour une vocation culturelle grâce à
l'installation de l'Institut Claude-Nicolas Ledoux. Inscrit au
patrimoine mondial de l'Unesco en 1982, le rayonnant arc
de cercle abrite aujourd'hui un centre international de réflexion
sur la ville et des expositions déclinant les thèmes
de l'urbabnisme, de l'industrie et du paysage.
Si
la Saline n'a jamais fonctionné selon l'idéal de
son concepteur, elle n'en reste pas moins une oeuvre emblématique
où le génie des lieux reste très présent.
Et les réflexions de l'architecte visionnaire, énoncées
en 1804 dans son traité L'architecture considérée
sous le rapport de l'art, des moeurs et de la législation,
lui ont valu de nombreux émules. A commencer par les "socialistes
romantiques" du XIXè siècle. Dans ses phalanstères,
Charles Fourier reprenait les valeurs sociales et morales
défendues par Ledoux. Des idées transposées
par Jean-Baptiste Godin, inventeur du poêle en fonte,
dans son Familistère, qui se voulait un centre de
vie communautaire pour ses ouvriers. Un héritage qui jusqu'à
Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier, l'un des pionniers
de l'architecture moderne. De la Cité radieuse (Marseille)
à Chandigarh (Inde), dans les années 1950, en passant
par le projet de Ville contemporaine de trois millions d'habitants
présenté au Salon d'automne de 1922, les systèmes
urbanistiques complets qu'il a éléborés se
nourrissaient des principes géométriques de Ledoux,
ainsi que de sa foi dans la capacité de l'art et du progrès
à construire un monde meilleur
Source : Christiane Barbault